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S.C. : Bonjour Abdoulaye Nerguet, vous êtes issu d’une double culture, père Sar et mère arabe du Salamat. Ce métissage a-t-il eu une incidence sur votre éducation et vos gouts musicaux ? 

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A.N. Oui, car j’ai vécu dans une culture brassée. Ma mère me racontait des contes en arabe et chantait en arabe, l’arabechami baguimi appelé aussi arabechoa, une forme d’arabe populaire typique du Tchad . La musique arabe locale se joue avec un violon à une corde nommé Koukouma et avec le tchiguendi, une guitare à deux cordes amenée par les peuls et que l’on  retrouve au Mali sous le nom de ngoni. Cette culture se traduit également par des danses comme le style garin ou « danse des cordes », une danse exécutée par les filles qui portent de longs cheveux et font flotter leurs coiffures au rythme de la danse. La culture Sar, je l’ai eu naturellement parce que je vivais à Sarh au sud. Dans chaque quartier, il y avait des danses traditionnelles sar (sara, mboui, saï et ndandja, une danse initiatique) et divers rythmes donnés par les percussions comme le ganda (percussion longue et aigue), le kod, percussion grave et le kundu, forme de balafon tchadien. Quand on était gosse, on  adorait danser les danses initiatiques comme le ndoh pour les garçons et le bayan pour les filles.

SC . Quelles étaient les musiques que vous écoutiez à la radio ? 

AN. La musique congolaise qui dominait tout. Rochereau , MBilia Bel, Zaiko Langa Langa. Ils sont venus jouer au pays. Des artistes locaux comme le guitariste Ramadingué du groupe Chari Jazz  qui était très populaire. Plus tard, on écoutait Maitre Gazonga et les Jaloux Saboteurs. Pecos incarnait le style soudanais qui commençait à s’imposer dans les années 1970.

SC. Comment s’est faite votre rencontre avec le groupe Tibesti

AN. Par mon oncle qui était du même quartier. J’aimais chanter . Pendant deux ans, je ne suis pas allé à l’école à cause de la guerre et la seule chose que l’on pouvait faire, nous les gosses, c’était chanter, jouer, aller voir des films hindous. Quand j’ai rencontré les membres du groupe Tibesti, ils étaient en fait des  transfuges du groupe Ikun qui valorisait l’héritage saï et notamment le dala, rythme de danse traditionnelle du Logone. J’ai trouvé leur démarche musicale vraiment intéressante. Le groupe brassait cet héritage avec le reggae, le folk, le blues. On avait alors vraiment envie de s’émanciper de la musique congolaise qui dominait tout. En 1997, j’ai participé à l’enregistrement de l’album « Esprit » dont j’ai composé certains titres avec Ali Adun et Moustapha Ngarade.

S.C. Et puis il y a eu la rencontre avec le groupe H’Sao qui  mêle racines tchadiennes  et chants a capella marqués par leur passage dans les chorales chrétiennes .

A.N. Cette rencontre s’est faite en 1999 quand ils étaient encore au Tchad. Ils sont ensuite partis s’installer au Québec après avoir obtenu la médaille de bronze des Jeux de la francophonie en 2001. Avant de partir s’installer au Canada, ils mettaient l’accent sur les chants a capella, j’ai apporté  ma voix dans l’album « Balsa » sorti en 1999 et produit par un français, Franck Hedler. J’ai participé aux arrangements en leur proposant notamment  de traduire les textes qu’ils voulaient chanter en français dans diverses langues du Tchad comme l’arabechoa, le sara, etc…

S.C. Votre premier album est « Voix de sable » sorti en 2009 suivi de « Monde Immoral »  en 2013. Quelles orientations musicales avez vous choisies ? 

A.N.  J’avais d’abord créé le groupe Shila Shila du nom d’un instrument qui me fascine, une forme de flûte très ancienne amenée à l’époque des caravanes et que l’on retrouve au Mali et dans une partie du Nigeria et du Cameroun. Cet instrument qui a son très particulier, lancinant, proche du blues, a un nom typiquement tchadien. J’aimerais redonner vie à cet instrument qui est en train de mourir mais je ne sais pas comment l’accorder. En fait, le groupe Shila Shila était à base de batterie et de guitare. Dans ces deux albums, j’ai privilégié les textes, qui évoquent la situation sociale du Tchad, le fossé entre riches et pauvres mais aussi tentent de décomplexer les gens qui ne sont pas allés à l’école en leur disant : « Cela ne vous empêche pas d’avancer, tout est une question de volonté« . Je tente aussi par ma musique de réunir un pays longtemps clivé culturellement, chrétien au sud sous influence de la musique congolaise, un nord musulman marqué par le style soudanais. Moi, je chante dans plusieurs langues, sara, gouran, arabe et français. Je chante des chants de deuil et des chants ironiques. Je me considère comme un trait d’union entre ces deux parties du pays.

S.C. Comment s’est faite la rencontre avec le jazzman français Emmanuel Bex et la chanteuse gabonaise SeBa ? 

A l’Institut français de N’Djamena en octobre 2019. Le groupe se produisait là, j’ai chanté avec eux. Ca a tout de suite collé et on a répété pendant  trois jours avant de se produire sur scène. Ils m’accompagnent aujourd’hui dans l’enregistrement de mon album, « l’âme du blues » que nous enregistrons à Paris. Il sortira en mars 2021 sous le label Go Musick. C’est une œuvre de 10 titres à la confluence du Jazz et de diverses musiques du Tchad (chants arabes du Chari-Baguirmi, rythmes et danses du Boulala, berceuses et chants funèbres Sara). Les compositions sont de moi et le groupe m’accompagne et m’assiste pour certains arrangements.  Je l’ai appelé « l’âme du blues » car si ce style vient des Etats-Unis, il a ses racines ici, en Afrique, et notamment dans la langue gouran, une langue du Tibesti très bluesy, très lancinante.

 

Propos recueillis par Sylvie Clerfeuille

 

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À propos de l'auteur

Sylvie Clerfeuille

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